Morad Montazami, 2010
Curateur à la Tate Modern, section art contemporain, Londres.
[…] Travaillant activement sur la relation du photographe à son modèle (« complices anonymes »), l’appareil est avant tout son outil d’exploration et de médiation dans une recherche plus globale sur les questions parallèles de l’altérité et de la frontière (qu’elles soient politiques, géographiques, imaginaires…). Le projet Voulez-vous tricoter avec moi ? résulte d’un voyage, long de six mois, de France jusqu’en Roumanie, via surtout les Balkans, les pays de l’ex-Yougoslavie (juin-novembre 2002). De territoires en territoires, au gré des villages et des rencontres, Caroline Vaillant invite les gens à tricoter une écharpe avec elle,
toujours la même, chacun tricotant à une extrémité de cet objet transitionnel. Il en résulte une vaste archive photographique, où Caroline Vaillant se met donc elle-même en scène avec les gens. Moyen de connexion archaïque à l’heure de la communication virtuelle, l’écharpe s’est tricotée à l’infini, se nourrissant de toutes les laines qui lui donnent corps, avec les habitants de pays disloqués par la guerre. Toute idée de réunification, ici, ne cède nullement à la sphère de l’utopie politique mais tente plutôt de donner mesure à la dislocation et à la déterritorialisation en matérialisant l’événement de la rencontre et du collectif. […].
Bernard Teulon-Nouailles, L’art-vues, octobre-novembre 2014.
Journaliste et critique.
Le travail de Caroline Vaillant consiste à s’appuyer sur une technique que l’on croyait vouée au temps de nos grands-mères, le tricot.
En fait, c’est moins le truchement qu’il faut considérer que ce qu’elle signifie et favorise : le passage d’une activité solitaire, qui réclame somme toute un certain temps, à une interaction avec d’autres êtres, sollicités pour intervenir dans l’oeuvre.
Ce qui fait que le travail de Caroline Vaillant peut s’avérer collectif […]. Au fond, sa technique se rapprocherait de celle du « cadavre exquis » où chaque intervenant poursuit le travail commencé par son prédécesseur. Les pièces tricotées peuvent ensuite serpenter parmi les salles d’exposition […] et se prêter à de multiples explorations.
Au fond, il s’agit de recréer du tissu social […], en réactivant et en réactualisant le travail manuel. Autrement dit du temps à mesure humaine. […] Après tout, il faut bien commencer par un nœud, ou du moins par un point, pour reconstruire le tissu social.
Sandrine Ayrole, 2013
Commissaire d’exposition pour Musexpo, chargée des expositions pour Paris Musées
Caroline Vaillant fédère grâce au maillage d’un tricot. S’installant sur une ile scandinave, dans le 13 ème arrondissement parisien ou encore dans un village au centre de la France, l’artiste invite les habitants à tricoter en réseau et à poser devant son appareil photographique. Le tricot permet ici de nouer avec un public-acteur de l’oeuvre. En effet, Networks […] est l’objet confectionné patiemment, tour à tour, par des personnes qui se trouvent ainsi reliées entre elles. Il grossit au fur et à mesure des rencontres et prend corps dans les images […]. La série Networks rend palpable un espace social par le truchement des tricoteurs en action. […]. Ainsi, à partir de cette unité de temps, d’action et de lieu, le spectateur peut croire à une légende autour de la pratique du tricot. Au détour de pérégrinations, Caroline Vaillant, traqueuse de tricotophiles, déniche les tricoteurs et surprend des scènes sensiblement surréalistes dans lesquelles une famille ou des adolescents s’adonnent à la pratique. Le médium photographique témoigne de ces séances secrètes de Franc-tricotage dans lesquels représentation humaniste et mise en scène plasticienne se côtoient.
Morad Montazami, 2010
Commissaire d’exposition, historien de l’art et chercheur à la Tate Modern de Londres.
Le tricot, dans le cas de Caroline Vaillant – et sans doute plus généralement –, consiste dans une activité à fort potentiel de contre productivité. C’est-à-dire dans laquelle, d’une part, l’action importe davantage que son résultat, et où cette action se donne comme dépense pure : le travail n’est plus fonction de son rendement, que ce soit qualitatif ou quantitatif, mais il est plutôt fonction de son propre investissement en temps, énergie et désir ; il ne tend plus vers une économie plus large qui le dépasse et dont il est le moteur. Le travail, ici, est à disposition de lui-même, en roue libre, ou à lui-même sa propre fin, répétitive par conséquent, et en écho à ce que Jean-François Lyotard aurait appelé une « économie libidinale » (et nous savons qu’il le disait notamment de la peinture).
On aurait envie de dire, par anaphore avec l’ouverture célèbre de L’anti-Œdipe : « Ça respire, ça chauffe, ça mange, ça chie, ça baise »… ça tricote. De là à parler du tricot comme machine désirante, il n’y a évidemment qu’un pas. Franchissons-le. La machine-tricot agencée à la machine-photographie offrent un modèle imparable de la théorie chère à Deleuze et Guattari, puisque dans leurs propres termes, « l’une émet un flux que l’autre coupe » – sans oublier la machine-corps, selon que l’artiste tricote seule ou avec un partenaire, qui s’agence à un autre ou à lui-même. Tels le sein et la bouche, le tricot et la photographie « copulent », entre fil à tricoter et fil déclencheur de l’appareil photo que l’on distingue sur chaque image (série des Balkans), signe que la machine-corps de l’artiste et la machine-photographie participent bien du même flux. Le grignotage et l’effilage temporel du tricot débordent la rhétorique instantanéiste (ainsi que l’effet esthétique) de la photographie ; l’âme châtreuse de la photographie (elle qui coupe la tête au réel, alors que le tricot en ligote les membres) tranche dans la dissémination d’affects que le tricot semble opérer ad vitam.
L’instauration d’un dispositif (dans la conception libidinale de Lyotard les énergies dépendent des dispositifs qui les captent), suffisamment efficace pour que nous, spectateurs, en ressentions les effets, repose entièrement sur la répétition et la saturation. Répétition, avec le voyage à travers les Balkans, ses 10 000 km de route, ses mètres de laines différentes agrégées à l’unique écharpe, ses innombrables mains et visages, les uns à la suite des autres, les uns dans les autres ; et saturation, avec la série du tricot où l’énorme pelote a pris lieu et place de la tête de l’artiste (la décapitation/castration est partout). En somme, plutôt que de considérer le dispositif comme un lieu où se réunissent les corps séparés, un espace d’exil où l’œuvre de l’artiste, en unissant les autres, se retrouve elle-même – ce qui reste par ailleurs vrai selon les territoires écumés par Caroline Vaillant –, le modèle de l’économie libidinale et de la machine désirante révèle l’hétérogénéité et l’impureté des flux d’énergies qui furent en présence. Il maintient ces flux au dehors qui les travaille et qu’ils envahissent réciproquement.
Énergies en présence pour aboutir à quelle image ? Le document photographique témoignant de l’expérience nomade en son archive ? Certes. Mais plus fondamentalement que cela et que toute prétention ethnographique (voire humaniste) au témoignage, s’il est une image derrière laquelle toutes les autres viennent fuser, c’est bien celle de l’acte lui-même, en tant qu’il rend le concept d’image possible et sans nous en montrer aucune par évidence visible. Exactement comme si, de toutes les petites mains et leurs forces qui s’étaient accumulées sur cette écharpe-fétiche, on regardait en fait se tramer la toile géante et incommensurable d’une image inconnue, image à venir, image du « ça », plutôt que « je » ou « il », tricote. Image inatteignable que les machine-corps feignent de féconder, en s’adonnant au principe de plaisir par-delà le principe de réalité.
Caroline Vaillant est une plasticienne photographe travaillant sur les problématiques liées à l’interaction entre les êtres et par extension entre l’artiste et son sujet. Ses œuvres nous invitent à nous confronter à la nature même de l’altérité au sens littéral du terme, c’est-à-dire à questionner avec elles le caractère de ce qui est autre. Ses créations mettent en scène la quête de la juste distance entre les êtres, les frontières visibles ou invisibles, le lien, l’entrave …
Pouvez-vous tricoter avec moi?
Nous avions découvert le travail de Caroline Vaillant en 2005 à la Maison des Métallos pour « Voulez-vous tricoter avec moi ? », nous la retrouvons aujourd’hui en pleine préparation d’une nouvelle exposition.
Caroline Vaillant, vous préparez actuellement une exposition dans laquelle vous présenterez une nouvelle étape de votre cycle du tricot. Pourriez-vous nous présenter ce travail en quelques mots ?
En quelques mots : sur une même image, un photographe et un modèle toujours reliés par une même écharpe tricotée aux deux extrémités, sans rien d’autre ni personne, voilà (sourires).
Comme vos travaux antérieurs, cette série semble continuer à poser la question de l’altérité ?
Comment les gens se rencontrent-t-ils, comment interagissent-ils, quelle est la bonne distance entre les êtres, comment se rapprochent-ils, comment s’éloignent-ils, comment partagent-ils, que sont-ils prêts à risquer au contact de l’autre … Je suis confrontée à ces questions depuis longtemps. Les rapports à autrui, les codes qui les régissent, les enjeux qu’ils véhiculent sont au cœur de mes problématiques et au centre de mon travail.
Dans le travail que vous présentez, le vecteur de la rencontre est donc une écharpe. Comment vous est venue l’idée d’exploiter le tricot ?
C’est véritablement un hasard qui m’a permis de découvrir que le tricot pouvait être un objet transitionnel. Mon frère avait un chien qui tremblait maladivement, et comme pour faire une farce j’ai eu l’idée de lui tricoter une écharpe. Je me suis donc mise à tricoter dans le café où j’avais mes habitudes et c’est alors que j’ai constaté que cela modifiait mon rapport à la clientèle. Des personnes qui ne m’avaient jamais parlé venaient à moi et j’ai naturellement commencé à tricoter avec des inconnus.
C’est donc à ce moment que vous avez commencé à tricoter l’écharpe par les deux bouts ?
Tricoter cette écharpe dans des lieux publics permettait de réduire très naturellement bien des distances. La question du rapport à autrui a trouvé ici une piste à explorer. J’ai rapidement ressenti que ce dispositif simple qu’est le tricot pouvait créer une interaction très directe avec un sujet inconnu. La farce de l’écharpe vous a finalement offert une découverte. Le dispositif, une écharpe tricotée par les deux bouts, un inconnu et moi, est effectivement né de là. Cet artifice simple provoque une expérience d’altérité à partir de laquelle je cherche à produire deux objets de substance différente : des images témoignant de l’instant et l’objet écharpe accumulant ces instants.
La farce de l’écharpe vous a finalement offert une découverte.
Le dispositif, une écharpe tricotée par les deux bouts, un inconnu et moi, est effectivement né de là. Cet artifice simple provoque une expérience d’altérité à partir de laquelle je cherche à produire deux objets de substance différente : des images témoignant de l’instant et l’objet écharpe accumulant ces instants.
Y a-t-il eu un travail autour de cette démarche avant les photos prises dans les Balkans, que vous avez souvent exposées ?
Oui, il y eu un avant. S’il m’a semblé évident qu’il y avait là une matière à explorer, il me fallait l’éprouver. J’ai donc commencé une série préparatoire à Nanterre en 2001 visant à valider la démarche. Je n’ai jamais exposé ce travail, mais il m’a permis de savoir que ce que j’avais pressenti dans le café supportait l’épreuve de la mise en œuvre.
C’est ainsi que vous avez décidé de mettre ce dispositif au cœur de votre projet des Balkans en 2002 ?
J’avais été sélectionnée en 2001 pour la Mostra de Pesaro, c’est dans le cadre de ces rencontres européennes qu’est né un collectif d’artistes français autour d’un projet de périple de six mois dans l’ex-Yougoslavie désagrégée. Nous allions visiter l’ensemble des nouveaux états issus de l’explosion de la Yougoslavie et exposer ensuite nos travaux dans chacune des capitales (Belgrade, Sarajevo, Zagreb, Ljubljana). Le but de notre démarche était de montrer à voir à tous des témoignages sur ceux qui étaient naguère leurs compatriotes. Bref, de recréer du lien au travers d’une démarche artistique. Ce qui est devenu « Voulez-vous tricoter avec moi ? » me semblait une approche pertinente dans ce cadre.
Comment se sont passées les premières séances sur place ?
Le terme de séance n’est pas vraiment le bon, ma démarche était de m’installer simplement en tricotant et de laisser les habitants venir à moi. J’étais une Étrangère, mais cette activité pouvait facilement être partagée, c’était la porte donnant accès à un échange. La curiosité que j’éveillais en tricotant se transformait souvent en complicité grâce au tricot, et ce n’est qu’ensuite que je proposais d’installer mon appareil.
Vous ne travailliez alors qu’en argentique, aviez-vous hâte de voir le résultat de ces clichés ?
En fait nous avions aménagé la camionnette où nous vivions en labo photo, ce qui nous permettait de développer rapidement notre travail et plus encore d’organiser avant notre départ une exposition dans chacun des villages où nous avons fait étape.
Et quels furent vos premiers retours ?
Le fait d’être un des sujets des photos m’offre plusieurs niveaux de retour. Étant physiquement impliquée dans l’expérience vécue, j’éprouve dès la prise de vue ce que produit le dispositif, c’est un retour immédiat et très impliquant. J’ai ressenti très vite que le tricot me permettait de faire tomber bien des barrières tout en n’étant pas intrusive pour mes sujets. En tirant les premières images j’étais heureuse de constater que ce que nous avions partagé en tricotant tendait à me mettre sur le même plan que mes sujets. Les photos témoignaient réellement d’un moment de complicité indépendant de mon contrôle. À la limite, l’auteur n’était plus moi mais l’écharpe que nous fabriquions ensemble.
Et les retours des sujets photographiés ?
D’un certain point de vue, durant le périple dans les Balkans, j’ai été confrontée à la force du dispositif. Une grande proximité se créait durant le tricotage, mais elle était le produit de la démarche et s’estompait bien évidemment ensuite. Une fois sortie de l’expérience vécue ensemble, il restait malgré tout difficile de partager des retours avec des personnes dont je ne parlais pas la langue, même si ces dernières étaient très heureuses de voir les photos. Les premiers retours verbalisés eurent donc lieu durant les expositions du voyage de retour.
Cette série d’expositions dans les grandes capitales de l’ex-Yougoslavie était une des phases essentielles de votre projet ?
Effectivement, comme je vous l’ai dit, il s’agissait de proposer un regard sur leurs voisins à ceux qui étaient naguère concitoyens, de reconstruire un lien, aussi modeste fut-il.
Et donc quel accueil avez-vous reçu ?
La démarche, qui pouvait sembler naïve, répondait visiblement à une attente. Chacune des expositions fût un événement avec une couverture médiatique inattendue et une belle affluence publique.
Et quel regard portait ce public sur votre proposition ?
Avant même de parler du regard sur mon travail, j’aimerais mettre l’accent sur l’envie qui motivait le public. Malgré les longs conflits et les haines, ces peuples déchirés conservaient un désir de lien, une curiosité de l’autre. L’affluence publique fut une reconnaissance de la pertinence de la démarche sur ce point, ce qui n’était pas couru d’avance. Bien que n’étant pas journalistiques mes photos et l’écharpe furent reçues comme un regard en rupture avec celui des photoreportages, sur le vécu des yougoslaves.
Avec « Voulez-vous tricoter avec moi ? » vous aviez donc atteint vos buts ?
Il serait présomptueux et illusoire de l’affirmer, mais cette démarche m’avait effectivement permis de me rapprocher de mes objectifs.
C’est pour vous rapprocher encore un peu plus de ces objectifs, que vous avez décidé de poursuivre ce travail ?
J’ai eu simplement envie de continuer à éprouver le dispositif. L’écharpe m’avait permis d’aller à la rencontre d’étrangers sur leur territoire, mais me permettrait-elle d’aller à la rencontre d’humains, qui, bien qu’issus de ma culture, sont assez éloignés de moi ? L’enjeu était de nous confronter, l’écharpe et moi, a des personnes qui, soit par leur parcours, soit par leur fonction m’étaient en fait tout aussi étrangères que les habitants de l’ex-Yougoslavie. C’est pourquoi j’ai entamé une nouvelle série nommée « Pouvez-vous tricoter avec moi ? »
Vous essayez donc ici d’éprouver la capacité de l’écharpe à vous faire franchir des barrières sociales
Effectivement, je me suis par exemple confrontée à des religieux de diverses confessions. Étant athée ce que représentent ces personnes était pour moi de l’ordre de l’étranger, je voulais éprouver ce que l’écharpe pourrait me permettre d’établir avec elles.
A force d’éprouver le dispositif, ne redoutez-vous pas de toucher aux limites de la démarche ?
Au contraire je vais les chercher pour percevoir ce qui se cache derrière elles. Cette nouvelle série est un voyage poussant aux limites le dispositif jusqu’à le saturer.
Vous pourriez préciser cette notion de saturation ?
Au fil des rencontres, les images s’accumulent, les vécus se répètent et l’écharpe, en tant qu’objet d’accumulation, tend à devenir presque monstrueuse par ses dimensions. Ce qui a fait surgir une nouvelle question : cette volonté d’accumulation n’est-elle pas elle-même monstrueuse et vaine ?
Finalement vous nous invitez à une véritable mise à mort du dispositif ?
J’ai longtemps rêvé de continuer cette forme de travail jusque la fin de mes jours (rires). Imaginez une pelote énorme de la taille d’une pièce avec des milliers de photographies ! Mais cette nouvelle série m’a permis de toucher aux limites de l’écharpe. Ses limites ne sont pas dans sa capacité de créer de l’altérité avec ceux qui me sont étrangers, mais plutôt dans la nature même de cette altérité accumulée. L’écharpe est donc morte en tant que dispositif me permettant d’aller au-devant d’autrui, mais elle continuera à nourrir la prochaine étape de ce cycle qui est actuellement en préparation.
Pourriez-vous nous dire quelques mots sur ce travail ?
Les objets tricotés y seront mis en scène non plus en tant que dispositif, mais pour eux- mêmes, aussi bien sur des photographies que pour des installations.
Propos recueillis par Jean-Eudes Mayence, 2011
Critique d’art
Magali Le Mens, 2010
Docteur en histoire de l’art et chercheuse à l’Université de Genève
Publie avec Jean-Luc Nancy, L’hermaphrodite de Nadar, Ed. Creaphis
Matérialiser les métaphores
Le travail de Caroline Vaillant questionne « les rapports à autrui, les codes qui les régissent 1 » en proposant, dans un premier temps, une nouvelle contrainte à ces rapports humains, son dispositif plastique : l’invitation à tricoter avec elle devant son appareil photo.
Au départ du Cycle du tricot, pour la première partie exécutée dans les Balkans, il fallait trouver une façon de communiquer non verbale, qui puisse créer un lien au-delà des mots par le biais d’un geste simple que tout le monde connaît ou peut apprendre aisément.
Les photographies de Voulez-vous tricoter avec moi ? permettent de voir la curiosité mutuelle que l’invitation de l’artiste provoquait. Revenue dans un environnement où Caroline Vaillant peut expliquer sa démarche, l’invitation devenait presque défi : Voulez-vous tricoter avec moi ? se poursuit en effet avec Pouvez-vous tricoter avec moi ?. Ce défi prenait alors un caractère social puisqu’il s’adressait à différentes personnes dont le costume représente leur appartenance à des institutions constituées (acteurs religieux, justice, armée) ou plus informelles mais tout aussi codifiées (groupe de naturistes, jeunes passionnés de mangas, traders). L’artiste confrontait donc son mode de communication tout autant que sa démarche, à des individus représentatifs de différentes strates de la vie sociale en leur proposant de prendre part à un moment singulier et de participer à la fabrication d’un tricot qui n’a pas l’utilité habituelle.
Ces deux parties du cycle sont encadrées par l’aspect préfabriqué contenu dans le dispositif mis en place. La photographie plasticienne, en effet, peut se caractériser par un dispositif précis qui provoque le réel par une intervention particulière et ne se contente pas seulement de le capter et l’enregistrer 2. La photographe met en scène les conditions dans lesquelles la rencontre a lieu, mais de façon suffisamment souple pour laisser advenir des variations, car ces doubles portraits ne sont pas statiques : aucun ne se ressemble, il n’y a pas de démonstration a priori. Ils sont la trace d’une expérience et d’un échange communs.
Au processus photographique sophistiqué correspond un geste d’une simplicité élémentaire. Tricoter c’est nouer régulièrement un fil sur lui-même, à l’aide de deux aiguilles et cela de façon répétitive. Un fil est là et prend (presque magiquement) forme à mesure que le mur de maille se crée. Une fois le geste amorcé dans sa répétition, le corps poursuit cette activité devenue automatique. Dans la cadence des mailles s’imprime le rythme corporel particulier de chacun, ainsi déjà quelque chose d’intime – au sens où cela n’appartient qu’à l’individu – s’y exprime. On tricote et l’on peut aussi faire autre chose : penser, parler, écouter l’autre. L’écharpe (devenue maintenant pelote) porte l’empreinte de cette disparité des gestes. Elle est comme une trace physique des liens et des échanges partagés.
Comme l’a expliqué l’anthropologue Claude Lévi-Strauss dans La pensée sauvage 3 à propos de l’aptitude humaine à fabriquer quelque chose, un geste n’engage pas seulement des conséquences physiques (la réalisation de quelque chose) il engage aussi des significations métaphysiques ou intimes. Ce sont ces significations concrètes et symboliques qu’interroge aussi Caroline Vaillant. Le lien symbolisé et mis en acte recouvre-t-il complètement la signification qu’on donne usuellement et de nos jours aux mots et expressions parfois irremplaçables comme lier, relier, nouer, dénouer, embrouiller, connecter en réseau, couper le fil, tramer, tisser, etc. ? On sait combien ces métaphores ou images sont opérantes dans nos sociétés. Alors même que la pratique de ces gestes se fait rare, ces mots recouvrent des significations qui ne pourraient pas exister sans les images qu’ils évoquent, d’où la nécessité de l’artiste d’éprouver les métaphores en geste et en expérience. Caroline Vaillant matérialise les métaphores.
Tricoter dans le processus de l’artiste, en dehors de l’utilité de la fabrication d’un objet déterminé, c’est mettre en œuvre les symboles. Quelqu’un qui tricote agite deux aiguilles qui s’entrechoquent, se poursuivent, se frottent et s’embrassent. Ainsi, lorsque deux personnes tricotent à deux, elles tiennent chacune dans leurs mains ces deux aiguilles distinctes qui ensemble, avec le fil entre elles, symbolisent déjà la relation qu’elles sont en train de vivre. Proches, avec ou sans paroles, en travaillant côte à côte ou face à face à l’entortillement du même fil qui deviendra cette étrange écharpe, les deux personnes, comme les deux aiguilles qu’elles tiennent dans la main échangent, se frottent, discutent, et cela à la fois de façon intentionnelle ou complètement inconsciente.
De toutes ces traces d’échanges accumulées, peut-être jusqu’à l’usure du processus, l’écharpe est devenue peloton, c’est-à-dire à nouveau une pelote, un nouveau fil. Or la laine elle-même est déjà un matériau complexe : de fines fibres sont enroulées ensemble jusqu’à créer un ensemble résistant et homogène. Tricotée, la laine devient l’écharpe, qui du fait de sa longueur immense redevient laine ou fil. L’objet – le témoin de ces instants vécus – entoure la tête de l’artiste qui, avec ces traces de liens qui ont pourtant constitué jusqu’à présent son autoportrait par les autres, construit maintenant sa solitude. D’ailleurs la pelote remplace significativement le visage. L’artiste n’est plus que la trace des échanges qui l’on constituée, au point de perdre elle-même sa singularité. L’écharpe immense devenue pelote a maintenant quelque chose d’étouffant, comme si on ne pouvait pas attendre des liens avec les autres qu’ils permettent seuls de se constituer soi-même. Elle est le peloton d’exécution, littéralement ce qui a été exécuté par les mains des individus rencontrés.
Cependant, ce peloton presque étouffant, symbolise et est la trace matérielle de quelque chose qui nous manque cruellement aujourd’hui dans nos sociétés pressées, l’expérience 4. L’expérience vivante, vécue dans sa complexité, avec son côté imprévisible et sa perte de temps inhérente à tout ce qui tout à coup n’est pas déterminé par une utilité ou un but bien fixé, mais aussi l’expérience avec son implication physique et psychique et dans les risques que la réalité de nos confrontations avec les autres comporte. Cette expérience accumulée, représentée par le peloton constitue le nouvel autoportrait de l’artiste.
Mais au-delà du peloton, l’ensemble du Cycle du tricot insiste sur l’intériorité de l’expérience artistique, puisque la démarche de Caroline Vaillant, photographe plasticienne, intériorise le geste artistique. Lorsque l’artiste prend part aux scènes qu’elle provoque, la photographie n’est plus guidée par une scène extérieure captée par le cadre de l’appareil, mais déclenchée lorsque l’artiste éprouve l’expérience en train de se faire, depuis l’intérieur de la scène. A distance, elle déclenche la prise de vue. La photographie est alors non plus seulement une trace du réel, mais de l’expérience artistique et métaphorique vécue de l’intérieur.
1. Interview de Caroline Vaillant par Jean-Eudes Mayence, « Pouvez-vous tricoter avec moi ? », Doden’s Kaden, vol. 11, sept.-dec. 2008, p. 27
2. Voir Dominique Baqué, La photographie plasticienne, un art paradoxal, Paris, Éditions du regard, 1998.
3. Claude Lévi-Strauss, La pensée sauvage Paris, Pocket, 1990.
4. Voir Giorgio Agamben, Enfance et histoire, destruction de l’expérience et origine de l’histoire, Paris, Payot, 2002.
L’artiste s’est photographiée avec chacun de ses parents et plus proches amis en respectant toujours le même rituel à deux temps : un premier cliché expose l’ami ou le parent, touché par la main de la photographe, et le second expose cette fois-ci l’artiste touchée à son tour par la main de l’ami ou du parent. Le geste se révèle aussi tendre que fragile. Les deux photographies se trouvent alors associées, chacune semble, certes, inachevée sans l’autre, mais chacune – et là est l’essentiel – apparaît totalement indépendante de l’autre. «Keep in touch ?» est une question – Comment « garder le contact » malgré tout ? – une question d’autant plus urgente, d’autant plus cruciale, et d’autant plus douloureuse que cet autre auquel l’artiste est arrachée est le plus intime. Mais le processus de déliaison est irréversible et rien, pas même un contact physique, une caresse, une main qui frôle un visage, un contact pourtant bien réel, ne peut y remédier, raccommoder le fil rompu. Les diptyques font illusion quelques instants lorsque le spectateur se rend soudainement compte que chaque photographie fonctionne parfaitement seule. Les clichés sont devenus des entités autonomes. Dans l’expérience de l’absence radicale de l’autre, la douleur la plus aiguë, c’estde se rendre compte que l’on peut survivre à l’autre, comme l’autre peut nous survivre. […] Quelles que soient les personnes que les clichés re-lient tendrement, artificiellement, ils pointent toujours la même vérité : nous sommes irrémédiablement dé-liés. Keep in touch ?
Frédérique Bernard, Janvier 2006
Enseignante en philosophie de l’art, en lycées