Jean-Eudes Mayence, interview Le cycle du tricot

Caroline Vaillant est une plasticienne photographe travaillant sur les problématiques liées à l’interaction entre les êtres et par extension entre l’artiste et son sujet. Ses œuvres nous invitent à nous confronter à la nature même de l’altérité au sens littéral du terme, c’est-à-dire à questionner avec elles le caractère de ce qui est autre. Ses créations mettent en scène la quête de la juste distance entre les êtres, les frontières visibles ou invisibles, le lien, l’entrave …

Pouvez-vous tricoter avec moi?

Nous avions découvert le travail de Caroline Vaillant en 2005 à la Maison des Métallos pour « Voulez-vous tricoter avec moi ? », nous la retrouvons aujourd’hui en pleine préparation d’une nouvelle exposition.

Caroline Vaillant, vous préparez actuellement une exposition dans laquelle vous présenterez une nouvelle étape de votre cycle du tricot. Pourriez-vous nous présenter ce travail en quelques mots ?

En quelques mots : sur une même image, un photographe et un modèle toujours reliés par une même écharpe tricotée aux deux extrémités, sans rien d’autre ni personne, voilà (sourires).

Comme vos travaux antérieurs, cette série semble continuer à poser la question de l’altérité ?

Comment les gens se rencontrent-t-ils, comment interagissent-ils, quelle est la bonne distance entre les êtres, comment se rapprochent-ils, comment s’éloignent-ils, comment partagent-ils, que sont-ils prêts à risquer au contact de l’autre … Je suis confrontée à ces questions depuis longtemps. Les rapports à autrui, les codes qui les régissent, les enjeux qu’ils véhiculent sont au cœur de mes problématiques et au centre de mon travail.

Dans le travail que vous présentez, le vecteur de la rencontre est donc une écharpe. Comment vous est venue l’idée d’exploiter le tricot ?

C’est véritablement un hasard qui m’a permis de découvrir que le tricot pouvait être un objet transitionnel. Mon frère avait un chien qui tremblait maladivement, et comme pour faire une farce j’ai eu l’idée de lui tricoter une écharpe. Je me suis donc mise à tricoter dans le café où j’avais mes habitudes et c’est alors que j’ai constaté que cela modifiait mon rapport à la clientèle. Des personnes qui ne m’avaient jamais parlé venaient à moi et j’ai naturellement commencé à tricoter avec des inconnus.

C’est donc à ce moment que vous avez commencé à tricoter l’écharpe par les deux bouts ?

Tricoter cette écharpe dans des lieux publics permettait de réduire très naturellement bien des distances. La question du rapport à autrui a trouvé ici une piste à explorer. J’ai rapidement ressenti que ce dispositif simple qu’est le tricot pouvait créer une interaction très directe avec un sujet inconnu. La farce de l’écharpe vous a finalement offert une découverte. Le dispositif, une écharpe tricotée par les deux bouts, un inconnu et moi, est effectivement né de là. Cet artifice simple provoque une expérience d’altérité à partir de laquelle je cherche à produire deux objets de substance différente : des images témoignant de l’instant et l’objet écharpe accumulant ces instants.

La farce de l’écharpe vous a finalement offert une découverte.

Le dispositif, une écharpe tricotée par les deux bouts, un inconnu et moi, est effectivement né de là. Cet artifice simple provoque une expérience d’altérité à partir de laquelle je cherche à produire deux objets de substance différente : des images témoignant de l’instant et l’objet écharpe accumulant ces instants.

Y a-t-il eu un travail autour de cette démarche avant les photos prises dans les Balkans, que vous avez souvent exposées ?

Oui, il y eu un avant. S’il m’a semblé évident qu’il y avait là une matière à explorer, il me fallait l’éprouver. J’ai donc commencé une série préparatoire à Nanterre en 2001 visant à valider la démarche. Je n’ai jamais exposé ce travail, mais il m’a permis de savoir que ce que j’avais pressenti dans le café supportait l’épreuve de la mise en œuvre.

C’est ainsi que vous avez décidé de mettre ce dispositif au cœur de votre projet des Balkans en 2002 ?

J’avais été sélectionnée en 2001 pour la Mostra de Pesaro, c’est dans le cadre de ces rencontres européennes qu’est né un collectif d’artistes français autour d’un projet de périple de six mois dans l’ex-Yougoslavie désagrégée. Nous allions visiter l’ensemble des nouveaux états issus de l’explosion de la Yougoslavie et exposer ensuite nos travaux dans chacune des capitales (Belgrade, Sarajevo, Zagreb, Ljubljana). Le but de notre démarche était de montrer à voir à tous des témoignages sur ceux qui étaient naguère leurs compatriotes. Bref, de recréer du lien au travers d’une démarche artistique. Ce qui est devenu « Voulez-vous tricoter avec moi ? » me semblait une approche pertinente dans ce cadre.

Comment se sont passées les premières séances sur place ?

Le terme de séance n’est pas vraiment le bon, ma démarche était de m’installer simplement en tricotant et de laisser les habitants venir à moi. J’étais une Étrangère, mais cette activité pouvait facilement être partagée, c’était la porte donnant accès à un échange. La curiosité que j’éveillais en tricotant se transformait souvent en complicité grâce au tricot, et ce n’est qu’ensuite que je proposais d’installer mon appareil.

Vous ne travailliez alors qu’en argentique, aviez-vous hâte de voir le résultat de ces clichés ?

En fait nous avions aménagé la camionnette où nous vivions en labo photo, ce qui nous permettait de développer rapidement notre travail et plus encore d’organiser avant notre départ une exposition dans chacun des villages où nous avons fait étape.

Et quels furent vos premiers retours ?

Le fait d’être un des sujets des photos m’offre plusieurs niveaux de retour. Étant physiquement impliquée dans l’expérience vécue, j’éprouve dès la prise de vue ce que produit le dispositif, c’est un retour immédiat et très impliquant. J’ai ressenti très vite que le tricot me permettait de faire tomber bien des barrières tout en n’étant pas intrusive pour mes sujets. En tirant les premières images j’étais heureuse de constater que ce que nous avions partagé en tricotant tendait à me mettre sur le même plan que mes sujets. Les photos témoignaient réellement d’un moment de complicité indépendant de mon contrôle. À la limite, l’auteur n’était plus moi mais l’écharpe que nous fabriquions ensemble.

Et les retours des sujets photographiés ?

D’un certain point de vue, durant le périple dans les Balkans, j’ai été confrontée à la force du dispositif. Une grande proximité se créait durant le tricotage, mais elle était le produit de la démarche et s’estompait bien évidemment ensuite. Une fois sortie de l’expérience vécue ensemble, il restait malgré tout difficile de partager des retours avec des personnes dont je ne parlais pas la langue, même si ces dernières étaient très heureuses de voir les photos. Les premiers retours verbalisés eurent donc lieu durant les expositions du voyage de retour.

Cette série d’expositions dans les grandes capitales de l’ex-Yougoslavie était une des phases essentielles de votre projet ?

Effectivement, comme je vous l’ai dit, il s’agissait de proposer un regard sur leurs voisins à ceux qui étaient naguère concitoyens, de reconstruire un lien, aussi modeste fut-il.

Et donc quel accueil avez-vous reçu ?

La démarche, qui pouvait sembler naïve, répondait visiblement à une attente. Chacune des expositions fût un événement avec une couverture médiatique inattendue et une belle affluence publique.

Et quel regard portait ce public sur votre proposition ?

Avant même de parler du regard sur mon travail, j’aimerais mettre l’accent sur l’envie qui motivait le public. Malgré les longs conflits et les haines, ces peuples déchirés conservaient un désir de lien, une curiosité de l’autre. L’affluence publique fut une reconnaissance de la pertinence de la démarche sur ce point, ce qui n’était pas couru d’avance. Bien que n’étant pas journalistiques mes photos et l’écharpe furent reçues comme un regard en rupture avec celui des photoreportages, sur le vécu des yougoslaves.

Avec « Voulez-vous tricoter avec moi ? » vous aviez donc atteint vos buts ?

Il serait présomptueux et illusoire de l’affirmer, mais cette démarche m’avait effectivement permis de me rapprocher de mes objectifs.

C’est pour vous rapprocher encore un peu plus de ces objectifs, que vous avez décidé de poursuivre ce travail ?

J’ai eu simplement envie de continuer à éprouver le dispositif. L’écharpe m’avait permis d’aller à la rencontre d’étrangers sur leur territoire, mais me permettrait-elle d’aller à la rencontre d’humains, qui, bien qu’issus de ma culture, sont assez éloignés de moi ? L’enjeu était de nous confronter, l’écharpe et moi, a des personnes qui, soit par leur parcours, soit par leur fonction m’étaient en fait tout aussi étrangères que les habitants de l’ex-Yougoslavie. C’est pourquoi j’ai entamé une nouvelle série nommée « Pouvez-vous tricoter avec moi ? »

Vous essayez donc ici d’éprouver la capacité de l’écharpe à vous faire franchir des barrières sociales

Effectivement, je me suis par exemple confrontée à des religieux de diverses confessions. Étant athée ce que représentent ces personnes était pour moi de l’ordre de l’étranger, je voulais éprouver ce que l’écharpe pourrait me permettre d’établir avec elles.

A force d’éprouver le dispositif, ne redoutez-vous pas de toucher aux limites de la démarche ?

Au contraire je vais les chercher pour percevoir ce qui se cache derrière elles. Cette nouvelle série est un voyage poussant aux limites le dispositif jusqu’à le saturer.

Vous pourriez préciser cette notion de saturation ?

Au fil des rencontres, les images s’accumulent, les vécus se répètent et l’écharpe, en tant qu’objet d’accumulation, tend à devenir presque monstrueuse par ses dimensions. Ce qui a fait surgir une nouvelle question : cette volonté d’accumulation n’est-elle pas elle-même monstrueuse et vaine ?

Finalement vous nous invitez à une véritable mise à mort du dispositif ?

J’ai longtemps rêvé de continuer cette forme de travail jusque la fin de mes jours (rires). Imaginez une pelote énorme de la taille d’une pièce avec des milliers de photographies ! Mais cette nouvelle série m’a permis de toucher aux limites de l’écharpe. Ses limites ne sont pas dans sa capacité de créer de l’altérité avec ceux qui me sont étrangers, mais plutôt dans la nature même de cette altérité accumulée. L’écharpe est donc morte en tant que dispositif me permettant d’aller au-devant d’autrui, mais elle continuera à nourrir la prochaine étape de ce cycle qui est actuellement en préparation.

Pourriez-vous nous dire quelques mots sur ce travail ?

Les objets tricotés y seront mis en scène non plus en tant que dispositif, mais pour eux- mêmes, aussi bien sur des photographies que pour des installations.

Propos recueillis par Jean-Eudes Mayence, 2011

Critique d’art

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