Morad Montazami, Ça tricote
Morad Montazami, 2010
Commissaire d’exposition, historien de l’art et chercheur à la Tate Modern de Londres.
Le tricot, dans le cas de Caroline Vaillant – et sans doute plus généralement –, consiste dans une activité à fort potentiel de contre productivité. C’est-à-dire dans laquelle, d’une part, l’action importe davantage que son résultat, et où cette action se donne comme dépense pure : le travail n’est plus fonction de son rendement, que ce soit qualitatif ou quantitatif, mais il est plutôt fonction de son propre investissement en temps, énergie et désir ; il ne tend plus vers une économie plus large qui le dépasse et dont il est le moteur. Le travail, ici, est à disposition de lui-même, en roue libre, ou à lui-même sa propre fin, répétitive par conséquent, et en écho à ce que Jean-François Lyotard aurait appelé une « économie libidinale » (et nous savons qu’il le disait notamment de la peinture).
On aurait envie de dire, par anaphore avec l’ouverture célèbre de L’anti-Œdipe : « Ça respire, ça chauffe, ça mange, ça chie, ça baise »… ça tricote. De là à parler du tricot comme machine désirante, il n’y a évidemment qu’un pas. Franchissons-le. La machine-tricot agencée à la machine-photographie offrent un modèle imparable de la théorie chère à Deleuze et Guattari, puisque dans leurs propres termes, « l’une émet un flux que l’autre coupe » – sans oublier la machine-corps, selon que l’artiste tricote seule ou avec un partenaire, qui s’agence à un autre ou à lui-même. Tels le sein et la bouche, le tricot et la photographie « copulent », entre fil à tricoter et fil déclencheur de l’appareil photo que l’on distingue sur chaque image (série des Balkans), signe que la machine-corps de l’artiste et la machine-photographie participent bien du même flux. Le grignotage et l’effilage temporel du tricot débordent la rhétorique instantanéiste (ainsi que l’effet esthétique) de la photographie ; l’âme châtreuse de la photographie (elle qui coupe la tête au réel, alors que le tricot en ligote les membres) tranche dans la dissémination d’affects que le tricot semble opérer ad vitam.
L’instauration d’un dispositif (dans la conception libidinale de Lyotard les énergies dépendent des dispositifs qui les captent), suffisamment efficace pour que nous, spectateurs, en ressentions les effets, repose entièrement sur la répétition et la saturation. Répétition, avec le voyage à travers les Balkans, ses 10 000 km de route, ses mètres de laines différentes agrégées à l’unique écharpe, ses innombrables mains et visages, les uns à la suite des autres, les uns dans les autres ; et saturation, avec la série du tricot où l’énorme pelote a pris lieu et place de la tête de l’artiste (la décapitation/castration est partout). En somme, plutôt que de considérer le dispositif comme un lieu où se réunissent les corps séparés, un espace d’exil où l’œuvre de l’artiste, en unissant les autres, se retrouve elle-même – ce qui reste par ailleurs vrai selon les territoires écumés par Caroline Vaillant –, le modèle de l’économie libidinale et de la machine désirante révèle l’hétérogénéité et l’impureté des flux d’énergies qui furent en présence. Il maintient ces flux au dehors qui les travaille et qu’ils envahissent réciproquement.
Énergies en présence pour aboutir à quelle image ? Le document photographique témoignant de l’expérience nomade en son archive ? Certes. Mais plus fondamentalement que cela et que toute prétention ethnographique (voire humaniste) au témoignage, s’il est une image derrière laquelle toutes les autres viennent fuser, c’est bien celle de l’acte lui-même, en tant qu’il rend le concept d’image possible et sans nous en montrer aucune par évidence visible. Exactement comme si, de toutes les petites mains et leurs forces qui s’étaient accumulées sur cette écharpe-fétiche, on regardait en fait se tramer la toile géante et incommensurable d’une image inconnue, image à venir, image du « ça », plutôt que « je » ou « il », tricote. Image inatteignable que les machine-corps feignent de féconder, en s’adonnant au principe de plaisir par-delà le principe de réalité.